Dans !es premiers jours de
septembre 1943, la région boulonnaise avait été particulièrement survolée
par l'aviation anglo-saxonne sans que la population habituée depuis trois années
à des passages aériens fut particulièrement alarmée.
Mais le samedi 4 septembre, fâcheux
symptôme, le Portel était bombardé à deux reprises. II y avait des dégâts
dans plusieurs rues et l'on avait ramassé sept tués et six blessés.
Les trois jours qui suivirent
furent relativement calmes. Le 8 septembre au matin la population assista avec
émotion aux funérailles de plusieurs victimes de ce bombardement parmi
lesquelles il y avait deux enfants, âgés de dix et onze ans. Le temps était
doux, c'était une belle et calme journée d'arrière-saison.
Brusquement,
le soir, un peu avant huit heures, de grosses formations de bombardiers
anglo-américains apparurent au-dessus de Boulogne. Comme d'habitude les
habitants
croyant que ce n'était pas a pour eux », se bornèrent à admirer la formation
des escadrilles qui passaient à haute altitude. Dix minutes plus tard, les
avions, au nombre d'une centaine, étaient déjà de retour et leurs premières
bombes tombaient aussitôt sur Boulogne même, puis aux environs de la Grande
Armée.
Du
haut du beffroi, le sous-préfet et !e maire de Boulogne assistèrent au
bombardement de la banlieue boulonnaise et de ses agglomérations.
Puis
le Portel fut pris comme cible... La destruction méthodique du Portel était
commencée. Le nombre des appareils et les attaques répétées tous !es
quarts d'heure pendant plus de deux heures provoquèrent dans le centre de la
commune des démolitions extrêmement importantes, entraînant la mort d'un
grand nombre d'habitants, ensevelissant ceux que !a rapidité de l'attaque
avait empêché de rejoindre les abris.
La
puissante déflagration des explosifs projeta à une très grande hauteur de véritables
nuages d'une fine poussière faite de plâtras et de terre pulvérisés que le
vent poussa vers Boulogne où elles retombèrent lentement comme les cendres
du Vésuve s'en vont au loin dans la campagne napolitaine. »
Le bombardement n'est pas terminé
que déjà des équipes de sauvetage comprenant une centaine d'hommes dont un
certain nombre de prisonniers libérés arrivent au Portel. Avec les magnifiques
détachements de marins-pompiers et de sapeurspompiers de Boulogne, ils
vont renforcer le groupe de protection portelois déjà au travail.
Déjà dans les décombres l'on commence à dégager des blessés et des
morts. Les ambulances automobiles des sections sanitaires de la Croix Rouge établissent
une navette entre le Portel et l'hôpital Saint-Louis de Boulogne. Tout
le service médical et chirurgical a été alerté.
Les sauveteurs vont, sans
discontinuer. travailler à dégager de nombreux blessés et même des gens
indemnes, mais il y a, hélas ! beaucoup de morts.
LA
NUIT TRAGIQUE
Vers
vingt et une heure, deux avions de reconnaissance ou plutôt d'observation
survolent le Porte! à très basse altitude et peuvent aisément se rendre
compte des résultats du bombardement.
Une
heure se passe. La nuit est venue. A !a lueur de lampes électriques, de fanaux
à pétrole provenant des bateaux de pêche, les travaux de secours se
poursuivent. Brusquement, vers 22 h, le bombardement par avion recommence II ne
prendra fin qu'à 1 h 30 du matin. A intervalles réguliers, les avions passent
au-dessus de la commune et lâchent leurs torpilles par salves inexorables.
La
soudaineté de ce second raid ne permet pas aux équipes de secours de se mettre
immédiatement à l 'abri dans les caves qui sont d'ailleurs écrasées
lorsque les bombes les atteignent directement. Au cours de ce deuxième
bombardement, des équipes de sauveteurs sont anéanties, désorganisées,
dispersées. La mort apparaissait partout dira un témoin. Le chef de !a défense
passive,M. Bonne, architecte de la ville de Boulogne ; un avocat, M.
Deicourt, chef d'une équipe de sauveteurs, et M. Bé, directeur-adjoint de la
Maison du Prisonnier, pris sous les décombres d'une maison de !a Grand' Place,
ne seront dégagés que vers trois heures du matin. En même temps qu'eux sont
blessés une dizaine d'anciens prisonniers travailleurs volontaires.
Mais
laissons parler un témoin :
Rue
Victor-Hugo, au n° 20, la charpente de la maison écrase une cave effondrée
d'où s'échappent des appels désespérés.
Déjà on a retiré deux blessés et trois cadavres dont celui d'un bébé
de trois semaines.
Pour arriver jusqu'aux ensevelis, il faut se faufiler à travers le
poutrage disloqué, le travail semble impossible, je me penche, je me glisse. Au
fond, trois cadavres apparaissent, les appels des survivants se font plus
pressants... Négligeant les cadavres on s'occupe de ceux qui
vivent encore. Travail dur, on ne peut se servir ni de pelles, ni de
pioches, on
fait la chaîne
pour
se passer les décombres.
«
Les cris deviennent plus ardents, encore deux pierres enlevées et une figure d'homme émerge.
J'étouffe, à boire, dit-il
Le
malheureux demande avec angoisse des nouvelles des siens... Hélas ! ils sont
tous morts. « Dans l'air de nouveaux ronronnements d'avions étouffent bientôt
les appels plaintifs des ensevelis. Tout de suite les bombes tombent plus drues
que jamais. De cette cave l'on ne retirera plus que des cadavres et il faudra y
ajouter ceux de plusieurs agents de police tandis que deux adjoints au maire du
Portel seront ramassés blessés aux abords des ruines.
Dans
une cave de la rue du Pont-Hamel, une grand'mère pleure auprès du cadavre d'un
enfant de trois semaines, la mère est tuée, le père mourant à l'hôpital.
Le bombardement est si intense « qu'on ne s'entend plus » dit un témoin.
Affolée, !a vieille femme s'empare à deux mains du cadavre de l'enfant, l'élève
violemment vers le ciel en criant ;
«
Seigneur, par ce petit ange, ayez pitié de nous .. »
Elle
n'a pas le temps de finir, dans un fracas démoniaque une torpille est tombée
à moins de cinq mètres anéantissant tout.
Mais
comment décrire cette tragédie nocturne où la mort va de porte en porte et
pendant laquelle une effroyable panique bien compréhensible s'empare de tous les Portelois ?
Un
témoin écrira :
« Dans une maison, le
corps d'une pauvre femme tuée au cours du bombardement précédent est veillé
par ses enfants, une torpille écrase la maison, cinq nouveaux cadavres gisent
sous les débris du cercueil. »
Les
équipes de sauveteurs soumises elles-mêmes au bombardement, s'orientaient
difficilement dans une nuit d'abord très sombre puis éclairée par les fusées
lumineuses et les incendies.
Il
y eut vraiment des scènes indescriptibles. L'abbé Boidin qui, en ces minutes
effroyables, se souvenait aussi qu'il était un sous-officier d'artillerie et
l'un des derniers défenseurs de Dunkerque en juin 1940, montrait une
abnégation
inlassable. De compagnie avec les docteurs Godart et Dumont, ils allaient de
cave en cave, soignant les blessés, réconfortant les malheureux habitants qui
se croyaient â leur dernière heure.
Une
jeune ïnfirmière de la Croix-Rouge, Mlle Blaise, de Boulogne, à peine âgée
de vingt ans assura sans interruption pendant quarante-huit heures dans une
petite voiture « Amilcar » le transport des blessés, passant à travers
champs lorsque les routes furent « coupées » par les bombes. Son courage remplissait
d'admiration les habitants éperdus. Sur la place de l'Eglise, une jeune
infirmière
qui a été fauchée avec sa voiture sanitaire est couchée sur un brancard,
défigurée,
aveuglée
par le sang,
l'on est en train de la panser lorsque l'on entend des appels,
ce sont de nouveaux blessés que l'on
amène; de nouveaux brancards sont nécessaires, péniblement, l'infirmière
se glisse en bas du sien et dit avec calme : «
Prenez le mien... »
A
onze heures du soir, le souspréfet, M. de Villeneuve, réussit à alerter
par téléphone le préfet du Pas-de-Calais. Après le second bombardement,
vers deux heures du matin, le maire de Boulogne fait à son tour appel au préfet.
Tout le système de sécurité a déjà été mis en branle. Lille, Arras, Béthune,
Montreuil, Saint-Omer, vont envoyer leurs équipes de secours. Paris fait
partir le train d'assistance constitué par le Gouvernement.
Le
maire de Boulogne a demandé aussi des secours à Calais.
Ce
sont les Calaisiens, suivis de près par les sapeurs-pompiers de Béthune qui
arrivent les premiers vers quatre heures du matin ; ils sont aussitôt dirigés
sur Le Portel.
Les
thèmes de propagande des radios anglaises avaient suscité dans toute la zone côtière
une véritable psychose du débarquement. « Ils» allaient venir...
« Ils» étaient attendus d'un jour à l'autre. « Ils »
arrivaient,
etc... C'est dire que dès !e milieu de la nuit, le pilonnage du Portel fut
interprété comme le prélude d'une opération de débarquement.
Or, « Ils » n'étaient pas là !... Alors on ne comprenait plus
les raisons de ce raid si furieusement homicide.
« Ils n'étaient pas là », mais la Mort envoyée par eux avait de sa large faux couché dans les rues du Portel : cinq cents cadavres d'enfants, de femmes et d'hommes de tous âges depuis les beaux adolescents de 18 ans jusqu'aux octogénaires... Cinq cents cadavres contorsionnés, déchiquetés, souillés des sanies affreuses des décombres, gisaient sur le sol nu de l'Hôtel de ville ou sur le dallage de cette église qui avait été si intimement liée à leur vie et bombardés elle aussi. La nuit se passa...
LE BOMBARDEMENT DU 9 SEPTEMBRE
Vers
huit heures du matin, le déblaiement battait son plein. De rues en rues,
partout se faisaient entendre des appels déchirants de personnes ensevelies
implorant la délivrance, partout des cadavres, partout des ruines effroyables,
.
Ceux
des Portelois qui avaient passé la nuit dans les champs commençaient à
revenir ; l'on espérait que !e calme allait se rétablir.
Cependant
devant l'ampleur de la catastrophe, la municipalité de Boulogne faisait appel
à l'administration de l'hôpital.
Le
docteur Houzel qui avait passé la nuit à soigner de malheureuses victimes
dans la salle souterraine de l'hôpital Saint-Louis partit aussitôt avec les
docteurs Baron et Darsy pour essayer d'organiser au Portel un poste de secours,
Une équipe chirurgicale en permanence donnerait des soins aux victimes au fur
et à mesure de leurs dégagements.
A
peine sont-ils arrivés qu'ils apprennent qu'au fond d'une cave effondrée, rue
du Pont-Hamel, dans le quartier le plus démoli, une femme vivante est depuis la
veille coincée dans une crevasse d'éboulis par un cadavre écrasé en travers
d'elle.
Les
équipes de sauvetage demandent un chirurgien pour découper le corps afin de dégager
la malheureuse sur laquelle les pierres disjointes continuent â s'écrouler. Le
docteur Houzel entreprit aussitôt cette macabre opération, une lanterne sous
le bras gauche collé au corps, l'autre bras maniant un couteau de fortune il dut,
à tâtons, pratiquer la désarticulation d'une jambe du cadavre encore vêtu.
L'opération dure dix longues minutes, la désarticulation complète du genou
permit de relever la cuisse sur le bassin et la jambe vers le pied engagé sous
des blocs de pierre; la femme peut alors se frayer un passage ; sans regarder
personne elle prit la fuite absolument éperdue ; par une chance inouïe elle
n'avait aucune blessure.
Le
docteur Houzel, ancien chirurgien aux armées dira: « Le plus angoissant de
cette sinistre besogne était de se rendre compte qu'à chaque mouvement le trou
se rétrécissait par éboulement et surtout d'entendre tout près au fond de ce
trou les gémissements sourds de pauvres gens agonisants sous les ruines.,. »
Un des assistants de cette horrible scène ajoute : "Au moment où le
chirurgien sortait des décombres et alors que la femme s'enfuyait à toutes
jambes, quarante bombardiers à basse attitude se mirent â déverser sur nos têtes
une averse de torpilles. Deux tombèrent à moins de quatre mètres de nous.
Il
était impossible d'organiser un poste de secours sous un pareil ouragan. L'équipe
chirurgicale réussit à regagner Bouiogne où elle recommença à opérer
sans interruption dans les salles souterraines de l'hôpital Saint-Louis tandis
que dans un ordre parfait ses services de fa CroixRouge évacuaient au fur et
à mesure !es blessés vers le poste de repli de Desvres.
La
violente persistance de ces bombardements successifs fit croire aux Boulonnais
que leur tour allait venir de supporter un assaut semblable.
Un
Boulonnais écrira dans ses notes : « Devant l'intensité du bombardement tout
le monde avait cru à une tentative de débarquement anglo-américain, des
gens se terrèrent dans leurs caves avec des provisions et attendirent les événements,
agités des sentiments les plus divers. Les rues restèrent complètement désertes,
l'on se serait cru au lendemain des journées de mai 1940.
L'on se répétait que la grande flotte anglaise (sic) croisait au large
de Boulogne, tout comme Nelson au temps de la Flotille de Napoléon en 1805, on
précisait même qu'elle tirait avec ses grosses pièces sur le Portel, ce qui
sera reconnu inexact.
Comme
la veille au soir, les premières bombes étaient tombées d'abord sur Boulogne
et ses environs, y faisant quelques victimes, puis le bombardement s'était
concentré pour la troisième fois sur l'infortunée commune porteloise encore
pantelante des heures qu'elle venait de vivre.
Ce
nouveau raid dure plus de trois heures. Le Portel n'était plus ensuite qu'un
immense amas de décombres, de nouveaux incendies éclatèrent en plusieurs
endroits. Ils ne furent maîtrisés qu'avec les plus grandes difficultés. Deux
autopompes, quatre voitures d'ambulance, plusieurs camions étaient hors de
service. Sept pompiers boulonnais, officiers et sapeurs étaient tués sous les
décombres d'une maison de la rue Victor Hugo où, depuis !a veille, ils s'efforçaient
de sortir d'une cave les blessés et les morts qui s'y trouvaient encore.
En
présence d'un danger qui n'était pas irréel, !a majeure partie de la
population, prise de panique, gagnait la campagne.
Les
équipes de secours de Calais repartirent chez elles car le bruit courait que
Calais subissait !e même sort que le Portel.
Des
milliers de gens couraient affolés ne sachant que faire ni où se diriger. On
en voyait presque nus partant sans but et voulant quitter coûte que coûte, cet
enfer. Fuyant à travers champs, vers Outreau, vers l' « intérieur », ils se
démoralisaient les uns les autres, ayant parfois abandonné des vieillards
infirmes ou (es emportant hissés sur des « cabrouets ». '
Une
mère viendra dire à l'abbé Boidin, vicaire de la Paroisse :
--
« Mon fils de trois ans a été tué cette nuit, je vous le laisse car je m'en
vais. »
Un
jeune homme dira à un conseiller municipal :
- Qu'est-ce
que je dois faire de mon père qui a été tué ? Je ne veux pas rester une
minute de plus ici... »
Dans une cave une femme est sous les décombres de sa maison avec ses trois enfants, elle est tuée, ses enfants sont blessés, mais ils sont tous si étroitement enchevêtrés qu'on ne peut les sortir qu'après deux heures de travail. Lorsque la première jeune fille que l'on put atteindre eut la tête dégagée, ses premiers mots turent pour dire:
« Ma mère est morte, vite un prêtre
pour l'administrer. » Afin d'aider les sauveteurs qui travaillaient dans
une espèce de sape sous deux mètres de décombres, les enfants encore
ensevelis
durent soutenir de leurs mains libérées le corps inanimé de leur mère.
Aux
premières heures de la journée; le préfet du Pas-de-Calais arriva d'Arras
avec ses chefs de service. II régla aussitôt avec M. de Villeneuve, sous-préfet
de Boulogne, qui n'avait pas quitté le secteur de la nuit, les détails de
l'évacuation
de la commune.
Les
travaux de sauvetage et de déblaiement prirent une très grande ampleur mais se
heurtèrent à d'immenses difficultés. Toutes les canalisations étant
rompues, il n'y avait plus ni eau ni gaz, ni électricité.
De
toutes parts, les secours arrivaient. De Lille, d'Arras, de Paris, de Roubaix,
de Tourcoing, de Liévin, les équipes de jeunesse envoyaient des détachements
de travailleurs.
Trente
équipes sont alors réparties dans différentes rues.
Ailleurs,
c'étaient des familles entières que l'on retrouvait écrasées sous les
maisons, les corps étaient contorsionnés comme des suppliciés par groupe de
six, de huit, de dix, de quinze.
D'une seule cave, l'on dégage
trente-cinq cadavres. Dans une autre, une femme qui. allait bientôt être mère,
prise de frayeur, accoucha au moment où la cave s'effondrait, elle
fut tuée en même temps que le nouveau-né et toute sa famille. Deux jeunes
femmes qui avaient quitté cet abri pour une cave voisine moins d'une minute
avant, échappèrent ainsi à l'écrasement
Depuis la fin du premier bombardement, M. Levet, officier mécanicien de
la Marine. avec ses marins-pompiers, s'efforçait de tirer des décombres des
victimes. II eut la satisfaction d'en sauver un certain nombre d'une mort
certaine et persista jusqu'au bout dans ses travaux de sauvetage échappant de
fort peu plusieurs fois à la mort avec toute son équipe. (1)
(1)
Le
détachement de Boulogne dépendant du 1er bataillon de Cherbourg placé sous
les ordres de l'ingénieur mécanicien de1ère classe Levet comprenait
à son arrivée trente sous-officiers et matelots. Leur rôle au Portel tut
particulièrement efficace. Au cours d'une opération de sauvetage, cinq
marins-pompiers brusquement ensevelis sous des décombres purent être fort
heureusement
dégagés par leurs camarades A la suite du bombardement, le détachement
comprend
maintenant 60 hommes
A
TRAVERS LES RUINES
Des notes écrites hâtivement par un des sauveteurs, nous extrayons les
passages suivants : Nous voilà partis sur !es lieux, les sauveteurs
Nous
emportons pour l'hôpital de Boulogne une femme couverte de terre et de sang,
mais qui, néanmoins, refusait de se laisser enlever ; elle veut ses enfants, sa
sœur, son mari, combien sont-ils là-dessous ? quatorze ! Le trou est béant
vers le ciel, la maison est entrée dans la terre. Le buste seul d'un homme
vivant émerge de cet effondrement : sauvez ma femme avant moi, crie-t-il; cette dernière, assise, la tête soutenue par son mari, semble allaiter une
petite fille de trois semaines, mais l'on comprend que mère et enfant sont
mortes étouffées, emplies de
cette poussière de décombres.
22
h 30; le même ronronnement qu'à 20 h, nous levons la tête vers le ciel puis
sitôt, la première torpille arrive, maintenant les sifflements se succèdent
sans arrêt, les parachutes lumineux éclairent Le Portel. Dans un trou, nous
attendons la mort, elle est inévitable ; les maisons s'écroulent les unes
après les autres ; !es pierres retombent avec violence de tous côtés, le
sol est secoué ; puis toujours cette poussière qui se colle à vous, envahit
nez, bouche, oreilles, yeux : !a langue pâteuse, la gorge irritée, nous
songeons à la fraîcheur d'un peu d'eau, mais rien.
Est-ce
la fin ? les torpilles ne sifflent plus, on se risque hors du trou, autour de
soi le silence, puis quelques appels : « Louis !... Isabelle !... » Personne
ne répond. Debout, nous cherchons la voiture, elle n'existe plus, la rue dans
laquelle elle était stationnée est bouleversée ; les maisons se sont abattues
les unes sur les autres ; nous étions à deux mètres de distance, rien, pas
d'égratignures, mais les vêtements sont en lambeaux.
Nous
recommençons à déblayer. Le petit jour est venu alors que nous finissions de
dégager deux personnes vivantes, nous sommes courbaturés et surtout nous avons
soif ; nous nous dirigeons vers fa place, enjambant les décombres. Rue
Victor-Hugo, des maisons brûlent, des gens hébétés sortent peu à peu des
caves; devant des immeubles écroulés, la même phrase terrible en son
laconisme : il y a quelqu'un ?
Puis,
toujours ces prénoms : Eh ! Louis, Eh ! Zabelle, Eh ! Magrite !... que des
ombres crient, courbées, devant des décombres...
7
heures. il fait maintenant grand jour et le spectacle frappe dans son horreur.
Nous sommes une vingtaine de
travailleurs rassemblés sur la place, connaissant à peine le Portel, ses rues,
ses cours enchevêtrées, nous nous laissons guider vers la rue de la Marine, je
crois ; le travail de ta nuit
recommence, mais facilité par le jour ; et, brusquement cet avertissement des
moteurs et le sifflement ; surpris, désemparés par ce retour auquel personne
ne voulait croire, les gens se précipitent de tous côtés, c'est l'affolement,
jetés à plein ventre sur le trottoir, nous risquons le temps à autre un oeil
vers là-haut, mais préférons tous le jour à la nuit : voir, il semble que la
sécurité soit plus grande; combien de temps ainsi à se relever puis à se
coucher à nouveau, nous ne savons, il nous semble vivre en rêve: quand tout
sera achevé nous en serons surpris.
Le nombre des tués s'avérant extrêmement important, des cercueils
furent expédiés d'Arras. Des détachements d'équipes nationales de jeunes étaient
arrivés de Paris en renfort avec des équipes supplémentaires de la
Croix-Rouge. Des groupes de mineurs accourus de Lens, de Noeux - !es - Mines, de
Béthune, de Liévin, de Marles, travaillaient sans arrêt en collaboration
avec une section des troupes d'occupation.
Trois
jours après on découvrit sous des décombres, rue NotreDame, un employé de
la S.N.C.F., nommé Lamarre, qui encourageait les équipes de déblaiement en
leur disant : '« Ne vous pressez pas, je suis ici comme dans un fauteuil » II
demande des nouvelles de sa femme et de ses quatre enfants. On n'osa pas fui
dire qu'ils avaient été dégagés morts.
Quatre
jours après, l'équipe de D. P. de Boulogne croit entendre des cris dans !es
ruines d'une maison où l'on avait enlevé déjà vingt-sept cadavres, aussitôt
l'on recommence des recherches. Le doute n'est plus permis. Avec précaution,
les sauveteurs aidés de quelques mineurs de Lens se hâtent. Trais longs
quarts d'heure d'efforts s'écoulent. Près d'une cheminée, de dos, l'on
aperçoit
enfin, le corps d'une jeune femme assise sur une chaise, tuée au moment où
elle donnait le sein à son enfant ; l'on entend un frêle vagissement. Les
travaux se poursuivent. Munis de gants, les sauveteurs essaient d'enlever de
force
le cadavre: il cède. Déjà un
homme s'est précipité: iI aperçoit à terre un enfant, une petite fille âgée
de quatre mois qui ranimée par l'air pur pleure doucement. il allonge le bras,
la touche, la saisit avec des gestes empreints de tendresse, car c'est un père
de famille, et ramène !a pauvre petite. Transportée à l'hôpital de Boulogne,
elle y est morte quelques semaines après, malgré les soins les plus maternels
et incessants qui lui furent prodigués.
II y eut des découvertes moins attristantes. Des sauveteurs alertés
quatre jours après le bombardement par une odeur caractéristique font des
recherches dans une maison en ruine et finalement trouvent le cadavre d'une
vache sur une toiture où elle avait été projetée de la cour d'une ferme
voisine par l'explosion d'une bombe.
L'une
des premières bombes a écrasé une maison dont tous les habitants blessés réussirent
à sortir par un soupirail de cave ; au plus vite, ils gagnent une maison
voisine où ils se réconfortent : le deuxième bombardement survient, la
maison où ils se trouvent est littéralement « soufflée » par une bombe,
!es rescapés pour la seconde fois se retrouvent en pantoufles, quasi nus dans
la rue. Un peu hagards, ils s'enfuient sur !es routes où ils sont recueillis et
conduits à Béthune.
Rue
du Lieutenant-Herbez, quatorze personnes sont réfugiées dans une cave. Au
deuxième bombardement, la maison est écrasée. Seule une femme reste vivante,
si complètement entourée de décombres qu'il lui est impossible de faire le
moindre mouvement. Elle dira : « J'ai l'impression que si j'avais tourné la tête
tout se serait effondré. C'est dans cette position qu'elle assistera à la
mort de treize personnes qui sont ensevelies avec elle, de son mari qui a glissé
sur elle, de ses trois filles. L'une d'elles, eut la force de lui dire « Maman,
je vais mourir » et ensemble elles essayèrent de faire une dernière prière
que la mort interrompit. Dix-huit heures passèrent.. chargées d'angoisses
indicibles ! l'infortunée femme ne sera retrouvée et dégagée que le
lendemain après-midi, puis transportée aussitôt à l'hôpital en raison de
ses contusions.
Sur
une maison sinistrée de la rue de la Marine, on put lire cette phrase
rassurante
« ici aucune victime "
Au
milieu d'un te! bombardement et alors que !es maisons
abandonnées étaient ouvertes à tous !es vents, il n'est pas surprenant que
quelques cas de pillage aient pu se produire.
Les
boulangeries et les magasins d'alimentation surtout reçurent des visites
d'individus tentés par la farine et les approvisionnements. Les caves
renfermant
des vins et des alcools furent aussi soigneusement vidées par de soi-disants
sauveteurs restés fort prudemment inconnus.
D'autres « sauveteurs improvisés » disparurent, emportant les vêtements et les chaussures des victimes encore enfouies dans les caves.
Des
mesures furent immédiatement prises pour enrayer ces pillages. 150 hommes de
!a garde mobile arrivèrent de Lille pour surveiller les ruines et les routes
conduisant au Portel.
L'accès
de !a commune fut interdit au public. Pour déménager !es mobiliers, i! fallut
être porteur d'une autorisation signée du maire de Boulogne
Mais ii convient aussi de
mentionner que
nombreux furent les actes de probité. Des sommes parfois extrêmement
importantes furent trouvées dans les décombres et rendues à leurs propriétaires,
et souvent aussi, hélas ! à leurs héritiers Dans la rue du Maréchal Foch,
l'on trouvera un petit coffret renfermant trois cent mille francs.
Huit
jours après le bombardement, j'ai rencontré un des survivants, nommé Libert,
charpentier de navire, le malheureux avait perdu dans la catastrophe toute sa
famille, son père, sa mère, sa femme, ses quatre enfants, un frère, une
belle-soeur. II était le seul survivant sur onze personnes qui se trouvaient
avec lui dans une cave de la rue Notre-Dame.
Après
les paroles douloureuses que l'on devine, je lui ai dit : « Et maintenant
qu'allez-vous faire ? allez-vous rejoindre dans la Marne les réfugiés
Portelois ? »
Et
Libert de répondre : « C'est pas possible ! nous avons des bateaux en
construction, je ne peux pas les abandonner v
et d'un pas calme et
lent il s'en alla vers son destin...
LE TRAIN DE SECOURS DU GOUVERNEMENT ARRIVE DE PARIS
Nous avons vu qu'après le second bombardement de la soirée
du 8 septembre, le préfet du Pas-de-Calais n'avait pas hésité à faire appel
aux formations du service interministériel de protection contre les événements
de guerre créées par le Gouvernement, c'est le S.I.P.E.G.
Le
train d'assistance de grand secours du S.I.P.E.G. quitte Paris le 9 septembre au
matin, à ('heure même où le Portel est rebombardé pour la troisième fois.
II arrive en gare de Boulogne vers midi. A son bord, ont pris place M. MartinSané,
préfet, chef du « groupe opérations » qui en a le haut commandement, M,
Chevrier, souspréfet, des équipes d'infirmières, de médecins,
d'assistantes sociales, M. Gacheux, chef des équipes nationales des jeunes
de la zone Nord, a pris place dans le train précédant ainsi de quelques heures
ses équipes de jeunes.
Ce
train du «Salut Public» se compose d'anciennes voitures de luxe du P.
L. M., retirées de !a circulation depuis près de quinze ans, remises à neuf
et aménagées pour répondre à de nouveaux besoins.
I!
a été équipé et fonctionne avec la collaboration étroite de la
Croix-Rouge, du Secours National, de la Défense Passive, et du Comité
Ouvrier de Secours Immédiat.
Le
train qui fut dirigé sur Boulogne comprenait dix voitures, notamment une
voiture-hôpital avec salle d'opération, salle de pansements, dotées de tout
un matériel chirurgical complet.
Une
voiture hospitalisation avec trente couchettes pour recevoir les opérés ou
blessés. Une voiture-maternité, avec salle d'accouchement,
salle de repos, biberonnerie, dépôt de layette, etc...
Une voiture-cuisine avec une
citerne de 262400 litres d'eau, et huit
fourneaux permettant de distribuer un maximum de cinq mille repas par service.
Une
voiture-magasin d'habillement avec un stock de vêtements représentant 15.(J00
effets donnant -la possibilité d'habiller complètement près de deux mille
personnes sinistrées.
D'autres
wagons renfE rient du matériel de déblaiement, des réserves alimentaires, du
matériel de literie, etc...
L'on
ne pouvait songer à faire stationner le train de Secours en gare de Boulogne,
qui, d'un instant à l'autre, pouvait subir le même sort que le Portel. Il fut
dirigé sur la gare de Desvres (1), située à une dizaine
de kilomètres de Boulogne où se trouvaient déjà plus d'un millier de réfugiés
ainsi que des blessés,
(1)
L'histoire
sa renouvelle. En 1544, après la prise et le sac da Boulogne par les Anglais,
une partie de la population et la municipalité boulonnaise se réfugient à
Desvres, deuxième ville du Comté de Boulogne en attendant la délivrance de la
ville qui eut lieu en avril 1550.
Pendant
quarante-huit heures, le wagonchirurgical n'a pas cessé de fonctionner,
trente opérations graves -y ont été pratiquées (trépans, défoncement de la
cage thoracique, etc.), deux accouchements ont eu lieu dans le wagon-maternité.
Le
wagon-cuisine a distribué cinq mille repas environ. La totalité du
wagon-magasin d'habillement a été vidé au profit des sinistrés.
Une
matelote ravitaillée et réconfortée ne pourra s'empêcher de dire à M.
Martin-Sané, avec toute la spontanéité porteloise :
- « O direz à n'o Maréchal que son train, c'est l'train du miracle,
c'est un bonheur pour n'o pays que d'l'avoir avec nous... »
LES SECOURS AUX SINISTRÉS ÉVACUÉS
Le
matin du 9 septembre et avant que le bombardement ne recommence,
l'administration municipale de Boulogne d'accord avec l'autorité préfectorale,
!e Secours National et la CroixRouge, se substituait à la Municipalité du
Portel, improvisant notamment tout un service de ravitaillement dans une école
de Boulogne avec le concours du personne! de la Mairie et d'un certain nombre
de personnalités boulonnaises.
Fendant
que le bombardement sévissait à nouveau, plus de sept cents perielois y étaient
accueillis. Ils y trouvèrent les repas chauds dont ils avaient !e plus grand
besoin avant de connaître les affres de l'exil. Dès !e premier jour, plus de
2.000 repas furent distribués. Enfin, il y avait aussi six cents sauveteurs à
ravitailler quotidiennement.
En trois jours, 3.000 réfugiés quittèrent la zone côtière. Dans ce même
temps, le Secours National prélevait pour eux, sur ses stocks de Paris, des vêtements,
des objets de literie. Des malades furent dirigés sur différents centres
hospitaliers.
A Desvres, les sinistrés du Portel arrivèrent le 9 septembre, dès 10
heures du matin. Beaucoup avaient fait la route à pied. D'autres, rassemblés
à Baincthun, firent la route en camions. Les écoles communales furent mises â
leur disposition comme lieu d'asile. Les blessés transportés en ambulance se
virent hospitalisés à l'hôpital SaintAntoine jusqu'à l'arrivée du train
de secours interministériel.
Les
évacués du Portel regroupés à Béthune, à - Arras et Aire-sur-la-Lys,
furent dirigés par trains spéciaux sur la région de Reims où le préfet du
Pas-de-Calais leur fit expédier à titre de premier secours deux cent mille
kilogrammes de pommes de terre. Dans la région rémoise, nos pauvres Portelois
furent accueillis avec un dévouement extrême par toutes les populations
champenoises.
Dans un magnifique élan de solidarité française, chacun fit
l'impossible pour aider les « repliés ». Peu après leur installation dans
les différentes communes de l'arrondissement, les Portelois reçurent la visite
de leur député Adolphe Vincent, et quelques jours après, Mgr Dutoit, évêque
d'Arras, se rendait à son tour dans la Marne.
Le Comité Ouvrier de Secours Immédiat
leur consacrait cinq millions. Il taisait distribuer un premier secours à
chaque réfugié y compris les enfants, et une somme supplémentaire de 500 fr.
à chaque chef de famille. L'Amiral Bléhaut, Secrétaire d'Etat à la Marine et
aux Colonies, envoya une somme de 500.000 francs aux services de l'inscription
Maritime pour être répartie entre les marins du Portei. Les secours affluèrent
de tous les points de !a région du Nord.
Ainsi
dans cette population de quatre mille habitants, ces trois rapides bombardements
inexpliqués, se soldaient par un bilan effroyablement lourd :
Cinq
cents morts, dont près de quatre-vingt-dix enfants.
Deux
cents blessés, amputés, estropiés à jamais, et quatre mille personnes ruinées
! Enfin, dans les environs, il y avait des morts à Boulogne, à Equihen,
Outreau. Saint-Léonard, Wimereux, Wierre-Effroy, etc...
Pour
obtenir ces résultats terrifiants dont l'utilité militaire n'apparaît pas
encore, les avions anglo-américains avaient, dit-on, lancé plus de deux mille
projectiles.
Deux
mois après, des équipes de la Défense Passive de Boulogne travaillaient
encore dans les ruines au sauvetage des épaves des mobiliers anéantis.
Actuellement,
le Portel semble dormir. De cette petite commune si vivante. des ruines seules
subsistent dans lesquelles quelques chats sont demeurés aux aguets. Sur le
seuil des maisons écroulées
ils paraissent garder le foyer et attendre le retour du maître, ils sont
gardiens de la ville morte...